En guise d’introduction :
Depuis la fin du régime de taux de change fixe instauré durant l’occupation américaine (5 gourdes pour un dollar), la monnaie locale n’a cessé de se déprécier par rapport à la monnaie américaine. De 7 gourdes pour un dollar dans les années 90, le taux de change est passé à 41 gourdes en 2003 durant les périodes de troubles à la fin du mandat du président Jean Bertrand Aristide. Malgré une certaine stabilité durant l’administration de René Garcia Préval (environ 40 gourdes pour un dollar de 2006 à 2011), la monnaie locale a connu une dépréciation accélérée pour atteindre le taux record de 123 gourdes pour un dollar à la moitié du mois d’aout 2020, s’échangeant même à 125 gourdes pour un dollar dans plusieurs entreprises du pays.
Mais, à partir de la moitié du mois d’aout, la tendance inverse s’impose. Le dollar fond comme du beurre. Elle passe de 123 pour atteindre 63.14 gourdes ce jeudi 15 octobre, s’échangeant même à 60 gourdes pour un dollar dans plusieurs entreprises d’Haïti notamment dans la plupart des supermarchés de la capitale.
Quelques explications sur la chute du dollar :
De nombreux facteurs pourraient expliquer cette chute spectaculaire du dollar. Le premier serait la réduction du déficit budgétaire. Le gouvernement haïtien a pris la lourde décision de diminuer depuis le 4 septembre ses dépenses pour ne pas creuser davantage le déficit budgétaire. En même temps, la Banque Centrale a décidé de ne plus faire de financement monétaire, donc, il n’y aura pas une augmentation de la quantité de gourdes dans le pays.
En second lieu, au 30 septembre 2020, la BRH a déjà injecté 150 millions de dollars sur le marché des changes afin de répondre à sa mission principale d’assurer la stabilité interne (inflation) et externe de la monnaie (taux de change). Cette injection de dollars a pour effet d’augmenter l’offre de cette monnaie sur le marché nationale. Pour avoir une certaine équilibre entre l’offre et la demande de monnaie locale, le prix de cette monnaie (le taux de change) va donc diminuer conformément à la loi de l’offre et de la demande.
Un autre facteur très important qu’il faudrait souligner est ce qu’on appelle les « anticipations rationnelles » des acteurs économiques. Selon l’économiste John Meynard Keynes, la monnaie est un bien économique qui peut être désiré pour lui-même. Ainsi, durant la période de dépréciation de la gourde, les acteurs économiques haïtiens avaient peur de cette monnaie et par anticipation thésaurisaient le dollar. La tendance inverse produit le mouvement inverse. Face à la chute du dollar, ces mêmes acteurs ont peur de la devise étrangère et veulent rapidement s’en débarrasser. La conséquence est que plus de personnes veulent vendre les dollars qu’elles possèdent, augmentant l’offre sur le marché local et par la même occasion, fait chuter plus rapidement sa valeur par rapport à la gourde selon la loi de l’offre et de la demande.
En dernier lieu, nous devons parler des spéculations de change des acteurs du marché financier haïtien. Cette théorie, appuyée par de nombreux économistes haïtiens dont Eddy Labossière rend les banques commerciales d’Haïti responsables de l’instabilité du taux de change dans le pays. Les banques commerciales tirent leur bénéfice dans les opérations de change de la monnaie. Ainsi, plus les acteurs économiques achètent ou vendent du dollar, plus ils tirent des bénéfices. Et pour inciter ces acteurs à acheter ou vendre davantage, elles créent une instabilité sur le marché. (Antérieurement, peur de la gourde, aujourd’hui peur du dollar).
Les conséquences de cette dépréciation :
Avant tout, il faut établir la différence entre inflation et taux de change. L’inflation concerne la hausse générale des prix des biens et services alors que le taux de change lui est la quantité de monnaie locale pour obtenir une devise étrangère.
L’inflation et le taux de change sont liés. En Haïti où l’on importe une grande quantité de biens et services, une hausse ou baisse du taux de change aura des incidences directes sur l’inflation. Nous constatons une baisse de nombreux produits importés comme le lait, les céréales, et récemment celui des produits pétroliers. Mais, à cause de la rigidité des prix de certains produits, le niveau de baisse du dollar ne sera pas forcement équivalent à la baisse du niveau général des prix.
Ainsi, la chute du dollar en Haïti n’entraine pas automatiquement celle de l’inflation qui était estimé à 24% en juin 2020 en glissement annuel par le MEF. Les conséquences sur les ménages haïtiens sont assez mitigées. Les principales victimes sont : Les receveurs de transferts de l’étrangers qui en seulement deux mois ont perdu 57 gourdes sur chaque dollar reçu et les salariés dont les salaires sont fixés par rapport au taux de change du dollar ou sont payés directement en dollars. La valeur marchande de leur salaire a diminué de près de moitié en deux mois.
À cotés de ces perdants nous trouvons les ménages qui perçoivent des revenus en gourdes. La baisse des prix augmente leur pouvoir d’achat et par conséquent leur niveau de vie. Cette catégorie de la population constituant la majeure partie de la population haïtienne, nous pouvons dire sans réserve que cette dépréciation du dollar est en faveur de la population.
Les autres grands gagnants de cette chute du taux de change sont les banques commerciales.
Rappelons-le, les Banques commerciales font un gain de change (spread) sur chaque dollar acheté ou vendu. Actuellement, le spread (différence entre le taux de vente et le taux d’achat) est de 2 gourdes sur chaque dollar dans la majorité des banques du pays.
Pendant la période de dépréciation de la gourde, ces Banques avaient accumulé une quantité importante de cette monnaie en vendant des dollars. Actuellement, plus les acteurs économiques vendent du dollar, plus les Banques font faire des bénéfices.
En guise de conclusion
En règle générale, une dépréciation accélérée d’une monnaie locale ou une chute effrénée d’une devise étrangère peuvent toutes les deux être néfastes pour une économie car les deux créent une situation de panique chez les acteurs économiques. En Haïti, nous ne pouvons pas encore établir avec exactitude les répercussions de cette dépréciation du dollar sur l’économie dans son ensemble ou sur la production de biens et services en particulier. Toutefois, cette dépréciation de la principale monnaie d’échange internationale permet une certaine amélioration du pouvoir d’achat de la majorité de la population et de son niveau de vie. La dépréciation du dollar n’est pas encore à sa fin et les ménages sont invités à ne pas faire une trop grande acquisition de cette monnaie, même quand le taux de change est attrayant. Le stockage de bons du trésor (Bon BRH) semble être la meilleure option pour se prémunir contre une hausse ou une chute de cette devise étrangère.
Le taux de change est surtout lié au niveau de production, d’importation et d’exportation d’un pays (et dans le cas des d’Haïti, des spéculations sur le marché des changes). Il y a de fortes chances que la gourde recommence à se déprécier par rapport au dollar à partir d’une certaine période (les périodes de crises sont généralement propices à la dépréciation de la gourde et l’année 2020/2021 s’annonce déjà tourmentée).
Aussi, l’Etat haïtien devrait prendre des mesures concrètes pour booster la production locale et les exportations tout en renforçant les mécanismes de régulation sur le marché pour réduire les spéculations sur le marché des changes.
Saïd Suire.
Planificateur-Economiste