Les images circulant sur les réseaux sociaux montrant des gens, en apparence, désespérés (des gens d’origine haïtienne ou encore des Haïtiens seraient grandement représentés) traversant la frontière entre le Brésil et le Pérou, empruntant du coup la longue route les menant sur la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, servent de prétexte nous permettant de produire une réflexion sur la circulation internationale des personnes des pays du Sud, des périphériques capitalistes, vers les pays du Nord industrialisés. Ces images, qui ne cessent de choquer plus d’un, mettent en exergue, d’un côté, la gestion catastrophique des espaces historiques, géométriques et géographiques (des espaces anthropologiques) par des autorités politiques (Haïti sert de référence dans ce cas) ; d’autre part, l’hypocrisie des autorités politiques des puissances internationales en rapport à la communauté des destins humains.
Brève historique des mouvements de population humaine dans le monde
L’histoire de l’humanité est consubstantiellement l’histoire de la circulation humaine, nous relèvent les grands récits retraçant le rapport de l’homme à l’environnement. Nous circonscrivant à l’histoire de l’humanité vers la fin du moyen âge (nous prenons comme repère la période de la prise du Constantinople vers 1453), les européens nous servent de référence, à cet effet. Avec les problèmes qui se font sentir en Europe, Christophe Colomb a décidé, avec l’appui des autorités royales espagnoles de découvrir d’autre chemin menant vers l’Inde. Par un bienheureux hasard, ce voyage lui a amené vers ce que les historiens appellent le nouveau monde par opposition au monde connu par les européens, vers la fin de l’année 1492. Un évènement marquant la marche vers ce que l’on appelle couramment la modernité. Une situation qui marque, selon Marc Augé l’imbrication de l’ancien et du nouveau (Augé, 1992).
A partir de ce moment, la circulation des personnes a commencé à s’amplifier avec l’envie de faire fortune de la part des habitants de l’Europe par les nouveaux modes de rapport au monde et d’habiter le monde que cette découverte a provoquée. Cette nouvelle situation va amplifier aussi la traite négrière amorcée par les portugais. Ainsi, le monde va assister à ce que les historiens appellent le commerce triangulaire. C’est ce mouvement qui va être à la base du premier grand mouvement de déplacement humain sapant du coup les lieux anthropologiques ayant comme caractéristiques : l’identité, les relations intenses et l’histoire à un espace géographique déterminé. Cela contribue du coup à la création de nouveaux-lieux anthropologiques avec des nouvelles formes d’organisation sociale. De la suppression des formes anciennes de rapport au monde, il y a la pérennisation de l’ancienne dans la nouvelle, ce que les anthropologues appellent des survivances.
D’aucuns pensent que cette migration de la part des européens provocant le déplacement involontaire des habitants africains surtout vers le nouveau monde est un mouvement purement économique. A cet effet, ils sont les premiers au monde à réaliser des mouvements de déplacement humain pour des raisons leur permettant de se protéger des mauvaises situations créées par les aléas de la vie. Point besoin de rapporter ici les mauvaises situations qu’ils ont fait vivre les autochtones et les habitants venus des côtes africaines. Ils les ont fait vivre des situations inhumaines en voulant à tout prix profiter des richesses que procure cette forme de rapport au monde qui n’est autre que la servilité d’une catégorie humaine au mépris du respect de la liberté d’entretenir le monde pour le bien-être collectif.
Les mouvements de déplacement humain au cours de la période nationale haïtienne
L’indépendance acquise avec l’ultime bataille du 18 novembre 1803, la Bataille de Vertières, occasionnant la proclamation de l’indépendance le 1er janvier 1804, les dirigeants du monde esclavagiste, raciste donc capitaliste font tout ce qui en leur pouvoir pour maintenir la jeune nation dans la crasse, la misère en concoctant le plan, surtout avec les menaces de Talleyrand aux USA pour ne pas entreprendre des commerces avec Haïti. Décision qui a grandement perturbée le développement du pays fraichement indépendant puisqu’il fonctionnait à l’antipode de l’organisation politique, économique et sociale des grandes nations d’alors. D’autant plus que les premières autorités politiques du pays ont décrété libres tous les noirs foulant le sol haïtien. Tout au long du 19e siècle, les mouvements de déplacement considérable des haïtiens n’ont pas été répertoriés comme ça va être le cas des autres siècles à venir.
En fait, la forte migration haïtienne vers les pays étrangers va être commencée à partir des deux premières décennies du 20e siècle, avec l’occupation américaine qui a surtout provoquée l’expulsion massive et forcée de la population paysanne, environ 800 000 vers des pays étrangers. De là, il n’est pas faux de dire qu’Haïti entre officiellement sur la scène migratoire internationale. Fuyant le pays, ces haïtiens vont se diriger, entre autres, vers la République Dominicaine, le Cuba pour travailler très souvent dans les champs. Non seulement, cette première vague migratoire a été effectuée pour des causes politiques, elle a été aussi pour des raisons économiques surtout avec les investissements étrangers directes qui se sont réalisés dans ces pays. De plus, en pleine période de la modernité, ce mouvement a été occasionné en vue de bousculer les frontières comme lieu d’expérience du monde et de l’altérité, dans le souci de préserver la main mise américaine sur le nouveau monde et aussi internationaliser la main d’œuvre à bon marché.
Les luttes intestines pour la quête et la conservation du pouvoir, non sans l’hypocrisie des puissances étrangères, dès lors, qui voulaient avoir à tout prix le contrôle du pays (la France et les Etats-Unis, surtout : le premier pour avoir colonisé le pays pendant plusieurs siècles et le second, pour mettre en application la doctrine de Monroe par rapport aux Amériques occasionnant du coup ce que Tardieu appelle les deux crises d’identité culturelle ), empêchent aux dirigeants de redresser la barque en vue de maintenir la population haïtienne dans le pays par la création d’un climat politiquement, économiquement et socialement stable. En effet, ils se souciaient plus de se maintenir au pouvoir au lieu de travailler pour le développement du pays.
Au cours des deux premières décennies de la deuxième moitié du 20e siècle, période marquant la postmodernité (une réponse à des changements survenus dans le monde avec l’immaitrisable diversité du monde et l’implosion des grands récits), le pays a connu deux autres grandes vagues de migration bouleversant tout à coup la physionomie et le fonctionnement de la société de manière générale. Là, on parle de fuite de cerveaux, de pays fournisseur de travailleurs migrants dans la région (Pierre, 2014). On va assister à une migration des cadres éducatifs vers d’autres pays comme ceux d’Afrique à l’aide des conditions de travail alléchantes offertes par les Nations Unies (1963-1969), et ensuite avec la forte demande des cadres par le Québec en pleine réforme (1965-1970). A ce moment, avec la dégradation des conditions de travail en Haïti et la persécution politique, concomitantes de la crise généralisée des structures sociales économiques et politiques, pour échapper aux pires, nombreux sont les haïtiens qui ont obligé d’émigrer vers d’autres horizons en quête de mieux être (Tardieu, 2015 : 1986-194). Sans oublier celles des boat people haïtiens jusque vers la fin des années 1990.
Les vagues de déplacement des haïtiens au cours de la période contemporaine
Il faut rappeler que cette période est marquée par de nombreux changements dans le monde menant des disciplines des sciences humaines et sociales, pour la plupart d’entre elles, à une remise en question de leurs relations avec d’autres disciplines. Appelée aussi période de la surmodernité, elle est aussi marquée par la surabondance évènementielle, la surabondance spatiale et l’individualisation des références modifiant du coup les lieux anthropologiques par l’absence d’identité, l’absence des relations, le primat de la solitude (Augé, 1992 : 125-132 ; 1994 : 60-80). A partir de cette période l’émigration constitue une constante dans l’histoire de République d’Haïti, avec la dégradation des conditions de vie due en grande partie par la mauvaise gestion de la chose publique de concert avec l’hypocrisie de la communauté internationale. L’Etat n’arrive plus à contrôler le déplacement de sa population tant qu’en interne qu’en externe. D’ailleurs, on dirait qu’il facilite la fuite vers l’extérieur des haïtiens en prenant des décisions qui ne sont pas en faveur du pays.
Depuis le commencement des deux décennies du 21e siècle, ces mouvements de population s’intensifient. Haïti est devenu un enfer pour les haïtiens qui n’ont d’autres recours que de « vider les lieux », toujours en quête de mieux être. L’Etat les pousse vers l’exil économique. Ils sont des centaines de milliers à faire la route vers le Brésil, le Chili, entre autres, devenus d’autres pôles où ils se rendent faute de ne pas pouvoir se rendre directement aux Etats-Unis, le Canada en particulier. Même en arrivant dans les pays du cône Sud de l’Amérique, le souhait c’est d’entreprendre la marche périlleuse leur conduisant sur la frontière entre le Mexique et le pays de l’Oncle Sam, considéré comme « la terre promise ». C’est ainsi que depuis des mois, des migrants y compris des haïtiens, se muent vers cette tracée pour exhausser leur rêve de se rendre aux Etats-Unis, dont la frontière entre le Brésil et le Pérou constitue l’une des portes d’entrée pour entamer cette marche tout en travers les pays de l’Amérique Centrale.
Malgré qu’on prône la liberté de circulation et d’installation des personnes, les haïtiens font figure d’exception tant qu’ils sont grandement persécutés dans divers endroits où ils se sont rendus. Comme l’a souligné Jean Rousseau, une autre politique dans le domaine des migrations est devenue nécessaire aujourd’hui. D’aucuns pensent que la Déclaration Universelle des droits de l’homme a fait exception de l’homme haïtien comme particularisme de l’espèce quoiqu’il soit prôné que toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat (il faut aussi préciser que la politique migratoire relève de la prérogative des Etats, tout en essayant de respecter le droit de la personne humaine). A cet effet, il n’est pas sans importance de souligner qu’une autre façon d’habiter l’espace et de s’y vivre (un autre mode de rapport à l’espace) doit faire l’objet de politique nationale où les dirigeants de ce pays auront à prioriser le bien-être collectif en vue de suspendre, par leur mutisme surtout, à la promotion de cette forme de « refugié économique » de la part des haïtiens.
Ils sont nos compatriotes, expulsés par les décisions de nos dirigeants politiques et de la classe économique, méprisés par les politiques ethnocentrées des Etats d’accueil et/ou de transit sur la base de préjugés raciaux. Ces pays même qui se disent humanistes tout en refusant de venir en aide à l’humanité en détresse (tout homme en détresse est le cri de l’humanité en péril, nous dit Odonel Pierre-Louis). Ces gens qui demandent la permission de transiter par l’Etat Sud-Américain de Pérou pour continuer leur chemin vers un horizon éventuellement incertain, le font par notre faute, la faute de nous investir dans un projet national, comme l’ont fait les créole et bossale (ces 24 ethnies différentes présentes à Saint-Domingue esclavagiste) pour libérer ce pays du joug de l’esclavage. Les grandes catégories sociales construisant les élites politiques et économiques de concert avec les masses de travailleurs manuels et « intellectuels » doivent réaliser, à cet effet, une prise de conscience pour arrêter cette folle marche vers l’abime de l’histoire, « cette marche de la honte ».
Michée Alzimé, Travailleur social, maitrisant en Anthropologie sociale
La Gonâve, le 21 février 2021