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L’image comme mémoire

Si l’image joue un tel rôle, c’est parce qu’elle touche à la fois au passé et à l’avenir de l’humanité. Par rapport au passé, elle est un mémorial. Elle n’est pas seulement rattachée à la vie
du sujet qui l’a produite. Elle se rattache aussi à l’histoire d’une culture; elle témoigne à ce titre de l’histoire de l’humanité. Par rapport à l’avenir, l’image est aussi une promesse de bonheur:
elle est un facteur d’équilibre psychique et social. Elle libère l’individu des contraintes de l’espace et du temps car elle suppose un acte de libre contemplation. Elle devient ainsi promesse de rayonnement intérieur.

Fondamentalement, elle nous arrache à l’angoisse de la mort. Comme l’a bien souligné Gilbert Durand, dans l’espèce humaine, l’imaginaire a un rôle antidépresseur; il a pour fonction
d’exorciser la peur de la mort.1 L’image appelle une transcendance qui n’est pas nécessairement divine mais qui, comme l’art selon Malraux, construit un «antidestin». L’art est une victoire sur la mort. Il nous arrache au non-sens de l’existence et à ses tragédies.
La plus célèbre des images de Chrétien de Troyes est celle immortalisée dans les trois gouttes de sang sur la neige de son Conte du Graal. Ces gouttes de sang illustrent le passage de
l’image à l’imaginaire. Après avoir vu le graal, Perceval se trouve sur une prairie enneigée. Soudain autour de lui, un faucon attaque une oie et la blesse. Trois gouttes de sang s’échappent
des flancs de l’oiseau et tombent sur la neige. L’association du vermeil et du blanc compose alors une douce «semblance» dans la contemplation de laquelle Perceval s’abîme. Il muse sur
cette image pendant toute une matinée. Rien ne peut le distraire de ce penser et de cette jouissance muette.

Cette image, maintes fois étudiée, est un bel exemple du basculement de l’image dans l’imaginaire. A travers l’imaginaire en effet, ce qui s’exprime c’est le pouvoir des images sur
notre esprit, leur capacité à cheminer en nous et à creuser du sens au-delà des apparences. Cette image a une histoire et une mémoire. On la retrouve dans plusieurs contextes qui n’ont aucun
lien direct avec le roman de Chrétien de Troyes comme si elle refaisait surface à des moments différents de la culture occidentale. Par exemple dans le conte de Blanche-neige:
«En plein hiver, quand les flocons descendaient du ciel comme des plumes et du duvet, une reine qui était assise et cousait devant une fenêtre qui avait un encadrement en bois d’ébène, noir et profond. Et tandis qu’elle cousait négligemment tout en regardant la belle neige au-dehors, la reine se piqua le doigt avec son aiguille et trois petites gouttes de sang tombèrent sur la neige. C’était si beau, ce rouge sur la neige, qu’en le voyant, la reine songea: « Oh! si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang et aussi noir de cheveux que l’ébène de cette fenêtre! » Bientôt après, elle eut une petite fille qui était blanche comme la neige, vermeille
comme le sang et noire de cheveux comme le bois d’ébène, et Blanche-Neige fut son nom à cause de cela. Mais la reine mourut en la mettant au monde.»

L’image (le motif) est ici un appel. Il fait signe et il fait sens. Il s’inscrit dans une longue histoire qui parcourt les civilisations. Dans une étude peu connue, Emmanuel Cosquin2
a suivi ces variations du motif du sang sur la neige dans les contes de différents pays et à toutes les
époques sans omettre l’épisode du Conte du Graal. Il en retrouve la trace dans le Pentamerone de Basile (un roi parti à la chasse découvre un corbeau mort sur une dalle de marbre. En voyant le
sang sur la blancheur du marbre, il souhaite une épouse au visage aussi blanc et rouge que la dalle et aux cheveux aussi noirs que le corbeau). Le Livre de Leinster en Irlande présente une histoire comparable (Deirdre voit un corbeau qui boit du sang mélangé à de la neige. Elle dit à une magicienne qui se trouve là qu’elle souhaite un mari aux cheveux noirs comme le corbeau,
aux joues rouges comme le sang et au corps blanc comme la neige et son vœu s’accomplit). On pourrait allonger la liste indéfiniment. En réalité, ce qui s’exprime à travers cette scène colorée, c’est le désir d’un (ou d’une) partenaire (ou enfant) surnaturel (féerique).                                                                La structure interne de l’image (ainsi que certains éléments de sa signification) n’apparaissent qu’au terme d’une comparaison de contextes en dissociant le moins possible le
faisceau des motifs de base. Un chasseur aperçoit un animal qui laisse des traces de sang sur la neige après une agression. Trois couleurs sont présentes: le rouge (sang), le blanc (neige) et
parfois le noir. La conjonction de ces couleurs lui donne l’occasion de formuler un vœu qui semble prendre le plus souvent une valeur performative: le fait de l’énoncer le provoque. Or,
cette propriété de la parole qu’on pourrait dire magique est caractéristique des êtres féeriques. Elle permet de penser que l’être ainsi appelé à devenir le partenaire du héros ou de l’héroïne (car le récit peut s’inverser au féminin) est lui aussi d’essence féerique. Le motif des gouttes de sens sur la neige montre à l’évidence comment la littérature médiévale nous ramène toujours sur le chemin du mythe, à des images au passé archaïque à partir desquelles l’imaginaire littéraire peut se déployer à l’infini. Il existe bien une fonction mythopoïétique des images, comme l’a bien souligné Jean-Jacques Wunenburger. C’est cette fonction qui conduit à reconnaître la légitimité de la notion d’imaginaire.3
Donc, lorsqu’on parle d’image, il faut prêter attention au support de celle-ci. L’image verbale (créée par les mots) n’est pas l’image visuelle (reçue par nos sens) qui elle-même n’est pas l’image picturale (réalisée par un peintre) qui elle-même n’est pas l’image mentale que nous nous représentons à partir d’une évocation plus ou moins consciente. Comme le rappelle Daniel
Poirion4 : «L’évocation par le langage est indirecte. Dans un texte, nous n’avons pas affaire directement au monde «imaginaire» mais seulement à la fabrication des images, par un vocabulaire, des procédés de grammaire et de rhétorique, des formules. Il n’y a d’image à proprement parler que dans la pensée du lecteur ou de l’auditeur.

Image au second degré, provoquée par une certaine technique de l’écriture (descriptive par exemple ou allégorique). Il faudrait donc se rappeler ce décalage essentiel quand on cherche
à expliquer l’imagination poétique ou romanesque en fonction des structures et des significations d’un système dit «symbolique». C’est souligner la part décisive que joue l’herméneutique
(autrement dit le lecteur) dans cette construction du sens. Le sens n’est pas déjà là: il est toujours construit et reconstruit par le lecteur.

Versage PARIS, Historien de l’art
parissage2811@gmail.com
+509 3346-0849 / 4474-7449

1Durand, G. – L’imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image, Paris: Hatier, 1994.
2Cosquin, E. – Les contes indiens et l’Occident, Paris: Champion, 1922, p. 218-245.
3Wunenburger, J. J. – La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002.
4Poirion, D. – « Du sang sur la neige: nature et fonction de l’image dans le Conte du Graal », dans: R.
Cormier éd., Voices of conscience, Philadelphie: Temple University Press, 1977, p. 143-164.