Après plus de deux siècles d’indépendance, Haïti est aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres du monde et le seul PMA (Pays moins avancé) de l’Amérique. Les causes de cette débâcle à la fois économique et sociale sont nombreuses et les responsabilités incombent à la fois à la communauté haïtienne dans son intégralité et à l’État haïtien en particulier. Le rôle de l’État dans une économie est sans doute l’un des sujets les plus traités et les plus controversés de la pensée économique. Deux grands courants divisent les économistes. Les libéraux qui prônent la non-intervention de l’État dans l’économie et les interventionnistes eux qui affirment que l’État doit intervenir pour réguler les marchés économiques.
Le courant libéral et l’apologie du marché.
Pour la plupart des économistes du courant libéral, le marché s’auto-régule et l’État devait limiter ses interventions. Ainsi, Adam Smith, souvent considéré comme le père de l’économie moderne, affirme dans sa théorie de la main invisible que l’ensemble des actions égoïstes des agents économiques engendre au plan national des effets bénéfiques en réalisant l’intérêt général comme si ces agents économiques étaient guidés par une « main invisible ». Cette main invisible est véritable mécanisme autorégulateur du marché qui permet, grâce à la concurrence, une utilisation optimale des ressources productives. Aussi, l’État ne doit pas interférer dans l’économie au risque de perturber cet ordre naturel des choses.
Jean Baptiste Say, l’auteur de la loi des débouchés certifie que les problèmes d’écoulement des marchandises ne sont pas dû à un problème au niveau de la demande, mais au contraire, à un problème au niveau de la production. Say ajoute que si certains produits n’arrivent pas à s’écouler sur le marché, c’est parce qu’on en empêche d’autres d’être produits ; et par conséquent qu’il faut mettre le moins d’obstacles possible entre le producteur et le consommateur et du même coup limiter le nombre d’interventions de l’État dans l’économie et le poids des impôts.
Milton Friedman, l’un des principaux maîtres à penser du courant Néo-libéral et de l’école monétariste soutien que la libre compétition des agents économiques constitue le seul vrai moteur du développement économique. Et l’État devrait plutôt favoriser la concurrence et opter pour une politique de laisser-faire et non intervenir comme agent économique. Les idées néo-libérales trouveront leur consécration avec le consensus de Washington. Défini par l’économiste John Williamson, ce consensus comprend dix mesures d’ajustements structurels qui seront imposées par le FMI et la Banque mondiales à certains pays en développement dont Haïti. En ce sens, l’État ne joue qu’un rôle de gendarme et est réduit à ses fonctions régaliennes.
Le courant interventionniste et la notion d’État Providence
Pour les économistes partisans de l’intervention de l’État dans l’économie, les marchés ne sont pas parfaits. L’économiste allemand Karl Marx soutient que le marché crée des contrastes sociaux si énormes qu’ils finiront par aboutir à une lutte de classe entre les capitalistes et les travailleurs. Pour lui, l’état doit s’approprier de tous les moyens de production qui par la suite deviendront la propriété de tous. L’application partielle de ses idées aboutira à l’instauration du capitalisme d’État dans des pays comme l’URSS, Cuba et la Chine Populaire.
Plus modéré que Marx, John Maynard Keynes pense que les marchés ne sont ni purs ni parfait et que l’État ne doit pas intervenir afin de parvenir à une meilleure optimisation économique. Les idéaux de Keynes furent appliqués aux États-Unis d’Amérique à travers le célèbre programme New Deal du gouvernement de Roosevelt et en Europe lors des trente glorieuses. L’État a la capacité de relancer l’économie en augmentant la demande et cela généralement par une augmentation des dépenses d’investissement gouvernementales. La plupart des économistes du courant interventionniste prônent l’État providence. Ce concept désigne un état qui intervient directement dans l’économie afin de booster la croissance économique et aussi afin de réduire les inégalités sociales engendrées par les lois du marché.
Haïti, un État libéralement interventionniste
Dans quel courant économique se situe Haïti ? Cette question pourtant simple paraît à première vue difficile à répondre tant les actions de l’État haïtien dans l’économie sont désorganisées. D’un côté, l’État haïtien applique des mesures interventionnistes dans l’économie en contrôlant directement certains produits stratégiques dont le pétrole et l’électricité, en interdisant l’importation de certains produits ou encore en en fixant les salaires minimums des employés des principaux secteurs d’activités. Mais d’un autre côté, l’État haïtien tente d’appliquer certaines des mesures d’ajustement structurels propres au courant néo-libéral en privatisation des institutions étatiques et en réduisant dès 1995 les barrières à l’entrée (provocant par la même occasion une augmentation accrue des importations qui sont passées en gourdes constantes de 1986 de 3,49 milliards de gourdes en 1990 à 22,79 milliards en 2015, soit une augmentation de plus de 500%. ).
Le système économique d’un pays étant défini par le degré d’intervention de l’État, l’économie haïtienne se rapproche plus d’une économie libérale de marché. Pourtant les données sur l’économie haïtienne présentent une économie en faillite qui a plus besoin d’une intervention ferme. Selon la Banque mondiale, le PIB haïtien n’avait qu’une croissance de 1,2% en 2016/2017 et de 1,6% en 2017/2018. D’après la dernière enquête effectuée auprès des ménages haïtiens en 2012 (ECVMAS 2012), plus de 6 millions d’Haïtiens, sur une population totale de 10,4 millions (soit 59 %), vivaient au-dessous le seuil de pauvreté, et plus de 2,5 millions (24 %) sous le seuil de pauvreté extrême. Les maigres richesses créées sont aussi très mal partagées et le niveau de corruption dans le pays ne fait que renforcer ces écarts. Ainsi, le pays est l’un des plus inégalitaires du monde avec un coefficient de Gini de 0,61 en 2012. Dans ce contexte de crise chronique, l’État haïtien n’agit même pas comme un État gendarme qui assure l’épanouissement du marché en remplissant ses fonctions régaliennes et encore moins en un État providence qui intervient dans l’économie pour favoriser la production et une meilleure allocation des ressources. L’État haïtien agit plutôt comme un état pompier qui tente à qui mieux mieux d’apporter des solutions conjoncturelles à des problèmes structurels.
Haïti nécessite un État interventionniste
La principale responsabilité de l’État étant celui d’assurer le bien-être de la population, son intervention dans l’économie haïtienne est nécessaire afin d’appliquer des politiques économiques capables de promouvoir une relance économique et de réduire le niveau de pauvreté. L’État haïtien devrait jouer un rôle économique majeur en augmentant la demande globale de biens et services locaux en investissant directement dans l’économie via des grands travaux d’infrastructures ou en favorisant d’autres investissements. En instaurant des barrières à l’entrée pour protéger la production locale et appliquant certaines mesures antitrust. Cependant, les gouvernements haïtiens n’ont pas depuis plusieurs années de programmes économiques clairs et les investissements sont rares. Les derniers programmes et stratégies de développement dont le PSDH et la caravane du changement ont été des catastrophes qu’il faudra vite oublier. Le déclic économique tant attendu par les Haïtiens se fera encore attendre. Et pour annoncer les couleurs, seulement 29% du budget national de 2020-2021 sera alloué aux investissements.
Saïd Suire
Economiste-Planificateur